Lansman Editeur / Emile&Cie

Interview d’Emile Lansman sur la situation de Lansman Editeur / Emile&Cie face à la pandémie du Covid-19 et à ses conséquences sur l’édition théâtrale.

AH - Peux-tu décrire les activités de la maison depuis le confinement ?

De manière concrète, outre les tâches administratives comme les comptes et bilan, les inventaires et le rapport d’activités 2019, nous faisons face aux demandes qui anticipent le déconfinement : ouvrages à fournir pour les différents prix, surtout de collégiens et lycéens ; demandes de soutiens pour de futures publications selon un calendrier bien défini ; services de presse pour les périodiques qui sortiront à la rentrée... et, de manière plus individuelle, un ou deux contacts par jour de la part de personnes cherchant à acheter une pièce mais qui n’y arrivent pas, la chaîne du livre étant à l’arrêt ; des universitaires préparant leur travail de fin d’études ; des collégiens ou lycéens face à un travail imposé dans le cadre du confinement ; des enseignants souhaitant proposer un exercice à partir d’une pièce à lire par tous les élèves, ce qui est impossible pour l’instant sans disposer du PDF. Nous répondons aussi rapidement que possible.

AH - Les parutions prévues depuis mars ont-elles été reportées ? Annulées ? Pourquoi ?

Lors d’une première réunion (via internet) du comité d’accompagnement, nous avons décidé de "suspendre" tous les projets acceptés mais non encore mis en chantier, et de renoncer à tout nouveau projet en attendant un bilan complet post-confinement. Pour les projets déjà presqu’à terme, nous travaillons avec les auteurs sur les dernières épreuves mais ne sortirons les ouvrages que fin mai au plus tôt. Enfin, nous avons "gelé" les réimpressions en cours en attendant une réévaluation de leur nécessité.

AH - Habituellement, quelle part des revenus de la maison dépend des librairies ? Des théâtres ?

Une rapide estimation nous permet de dire que plus des deux tiers de nos ventes se font à travers la chaîne du livre (distributeurs et librairies physiques ou en ligne). Y compris pour encadrer des représentations (les théâtres étant souvent en lien avec une librairie) et pour préparer des rencontres littéraires ou scolaires impliquant nos auteurs. Le troisième tiers passe par les compagnies en création ou tournée, les partenaires culturels et les achats directs (groupés) directement chez nous.

AH - Quelle sera selon toi les conséquences d’une fermeture des théâtres jusqu’à la rentrée ou davantage pour votre activité ?

Nous avions cinq créations prévues en mars et avril. Les ouvrages étaient déjà imprimés en tenant compte, pour le calcul des tirages, des perspectives de ventes en fonction du lieu, du nombre de représentations, etc. Cinq autres suivaient en mai et juin. A quoi il faut ajouter les spectacles en tournée, une quarantaine selon les premières informations, dont toutes les dates ont été supprimées... donc les ventes associées. Pire : les représentations mais aussi les rencontres annulées ont entraîné (surtout en France) des retours en grand nombre chez les libraires et vers nos distributeurs. Or, il faut savoir qu’un ouvrage qui fait l’aller-retour nous coûte au minimum 22% du prix de vente public (sans aucune recette puisque la vente ne s’est pas faite). Ce sont des pertes sèches qui vont peser lourd dans la balance finale.

AH - Comment mesures-tu l’impact de l’annulation des festivals pour les éditions ? Notamment du Festival d’Avignon.

Je n’ose même pas y penser. Car nous sommes très impliqués l’été, à Avignon, mais pas seulement. Textes en l’air (Saint-Antoine-l’Abbaye) et les rencontres de théâtre jeunes publics à Huy en Belgique constituent par exemple des rendez-vous incontournables des programmateurs belges, français et suisses spécialisés en théâtre qui y découvrent traditionnellement nos nouveautés de l’année. A Avignon, en janvier, nous avions déjà la garantie de plus de 10 spectacles dans le Off. Ce nombre aurait sans doute largement augmenté en mars car quelques projets en attente sortent souvent de la file parce qu’ils seront joués à Avignon. Si les ventes à la librairie du festival sont en général limitées, d’autres lieux comme La librairie du spectacle (qui défend nos ouvrages à l’année à Nice) constituent non seulement une source de ventes bienvenues mais aussi de conseils qui débouchent ensuite, à la rentrée, sur une quantité d’achats non négligeables. Même chose autour des pièces jouées : si elles se vendent plutôt bien (en général) à la sortie des représentations (merci aux compagnies et aux lieux qui organisent cette vente), elles provoquent à la rentrée des achats en échos. L’effet démultiplicateur est évident. Ceci dit, au delà des spectacles, j’organise et anime aussi des rencontres-lectures qui non seulement permettent aux auteurs de faire connaître leurs nouvelles pièces par des lectures croisées mais aussi ces moments conviviaux - l’apéro n’est jamais bien loin - renforcent les liens entre éditeurs et auteurs qui prennent conscience qu’ils s’inscrivent dans une "famille" dépassant largement la seule approche éditoriale. Enfin, on ne le dira jamais assez, Avignon constitue un précieux lieu de convergence de la profession. Plus d’un tiers de mon temps est consacré à des réunions informelles, sans rapport direct avec le festival, qui me permettent d’initier, de peaufiner ou de finaliser des projets s’échelonnant sur l’ensemble de la saison : conférences, colloques, formations, participations actives à des festivals, etc. Ce sera beaucoup plus difficile sans cette opportunité unique.

AH - Quelles aides ont été mises en place en Belgique pour la chaine du livre ? Qu’en penses- tu ?

Notre ministre de la culture semble très attentive aux conséquences de la crise actuelle. Mais la Fédération Wallonie-Bruxelles a peu de moyens propres. Des discussions ont lieu en ce moment avec les représentants des secteurs culturels, et notamment l’Association des éditeurs belges dont nous sommes membres. Il est cependant trop tôt pour savoir si nous recevrons un coup de pouce salutaire ou non. Dans ce cas précis, ce qui est parfois un avantage – se référer à la fois au monde du théâtre et de la littérature – va se retourner contre nous car si nous sommes soutenus par le seul secteur du livre, on ne tiendra pas compte des pertes spécifiques en rapport avec les événements théâtraux. Ceci dit, si on est bien localisés en Belgique, notre activité éditoriale s’étend sur l’ensemble de la Francophonie. Or ni la France, ni l’OIF ne nous soutiennent en temps normal. Rien à espérer non plus donc de ce côté dans les circonstances actuelles.

AH - Quel scénario/calendrier de reprise envisages-tu ?

Ce sera de toute façon pour la rentrée de septembre. Nous aurons à valoriser une petite dizaine de nouveautés. Mais nous allons surtout mettre en place une action spécifique pour toucher un maximum d’enseignants de français et de théâtre. Ce sera notre principal projet de la fin 2020. Quoi qu’il arrive nous garderons, l’équipe actuelle. S’il faut réduire la voilure, ce sera pour 2021 et à grands regrets.

AH - Tu proposes pendant le confinement l’envoi gratuit de textes en pdf. Peux-tu expliquer ce choix ?

Il était difficile de rester les bras croisés sans apporter notre petite pierre aux multiples initiatives prises dans ce cadre de confinement. Nous avons estimé qu’il y avait déjà assez de lectures qui offrent parfois spontanément une belle place à des publications de chez nous. Merci. Nous avons donc plutôt fait le choix de rebondir sur le plaisir de lire le théâtre qui, hélas, subit encore les conséquences de trop lourds préjugés. Nous offrons donc durant tout le mois d’avril la possibilité de recevoir des textes variés par leur forme et leur contenu, mais aussi par le public destinataire. Donc des pièces pour enfants, pour adolescents et pour adultes appartenant au fonds que nous voulons remettre à l’honneur. Le résultat est plutôt surprenant. Nous en sommes aujourd’hui, à quelques jours de l’arrêt de l’opération, à 125 demandeurs pour un total de 406 PDF envoyés. On trouve un peu de tout parmi les demandeurs : des simples lecteurs de littérature aux pros à la recherche de pièces à monter, en passant par des enseignants de français et de théâtre en quête de « la » pièce à proposer à la rentrée dans le cadre de leurs activités. Et puis aussi quelques (grand-)mamans désireuses de trouver des pièces à lire à voix haute en famille pour agrémenter le confinement. Celles-là, on les chouchoute car on trouve ça
particulièrement porteur.

AH - Quelles réflexions la situation impose-t-elle d’après toi concernant le fonctionnement de l’édition théâtrale et de la chaîne du livre ?

Un proverbe arabe dit : "Quand les barbes prennent feu, chacun cherche d’abord à éteindre la sienne". Nous n’en sommes malheureusement pas encore à l’heure du bilan (financièrement on sait qu’il sera douloureux) et des réflexions de fonds. Mais il y a une chose qui me semble s’imposer : l’implication nécessaire des auteurs dans le suivi de l’édition. On sent une très grande différence entre nos auteurs qui s’inquiètent régulièrement de notre santé, de notre vécu du confinement, des conséquences prévisibles, etc., et la grande majorité qui va jusqu’à nous reprocher de ne pas réagir aux derniers manuscrits envoyés. Dans une niche éditoriale aussi singulière, à cheval sur le théâtre et la littérature, il nous apparaît plus que jamais que le duo auteur éditeur n’a que peu à voir avec l’imagerie véhiculée. Le sort de l’un et de l’autre est lié, et les rapports affectifs ont une grande place dans le chemin parcouru ensemble.

AH - Penses-tu que le contexte transforme tes pratiques à certains endroits ? Le livre numérique est-il d’après toi une des solutions ?

Nous avons vu que la version PDF que nous proposions - en fait dans un format qui ressemble à un ouvrage numérique élémentaire - a connu un grand succès. Nous allons réfléchir à la possibilité de faire circuler les textes aussi sous cette forme, mais avec un prix de vente minimal. Car il faut bien équilibrer nos budgets et offrir aux auteurs une juste rétribution sur cette forme d’ouvrage aussi. Mais notre principal souci, c’est de sauver les meubles existants afin de pérenniser le travail accompli pendant 30 ans. Ce n’est pas gagné.

Consultez le site de Lansman

Recevoir notre Newsletter

Debout les mots !

ImagiMots !